De Soria fait route avec l’énigme. Elle malaxe sable et ciment dans le liquide de gâchage, attentive au changement d’état de la matière, à ce point de rupture : la prise d’ordre, le passage de la non-origine à l’origine, du magma à la structuration, à ce soudain équilibre organique de la matière qui se trouve être sans doute à la racine de notre sentiment du beau. Fascinée par le mystère le plus irréductible de la création, elle se porte non pas à l’origine de la sculpture mais à l’origine de toute forme. 

 

« La Nature, disait Schlegel, nous parle pour autant que nous restons nous»mêmes muets. » Il ne s’agit as de mutité dans cette œuvre mais de silence. Un silence actif, vigilant. De Soria installe les conditions d’apparition de l’événement, provoque la poussée créatrice. On pourrait parler d’un protocole d’expérience d’ordre esthétique et même d’expérience cruciale dans la mesure où l’hypothèse que l’on vérifie est non pas, bien sûr, que la prise d’ordre originelle peut se produire encore à tout moment mais que la vie dont elle s’accompagne est toujours neuve et imprévisible. De Soria subvertit les modalités industriellement prévues de la prise par le recours à un médium encore plus inerte que le ciment, un film de plastique utilisé non comme moule mais comme un élément de l’interface (il fut d’ailleurs exposé comme tel à l’époque des Plaques rondes) et révèle ainsi au cœur d’une matière en apparence éteinte, une mémoire ineffaçable.

 

La forme de ces Lames revêt une telle nécessité qu’elle semble corrélative du matériau employé littéralement. De Soria s’est-elle avisée que les formes de ses sculptures, depuis plusieurs années, boules, tiges, disques, lames, constituent les seules formes d’arrangement des molécules que l’on trouve dans les états intermédiaires de la matière ? Leur vérité n’est donc pas un « reflet », elle est la vérité même, l’énigme dans son surgissement.

 

Cette forme élémentaire de lame pénètre la matérialité de la sculpture au point que l’on pourrait croire que c’est l’énergie de volume seule qui donne à la matière sa consistance formelle.

 

Le matériau nous a renvoyé à la matière, la matière nous renvoie à l’énergie. Pour saisir à sa naissance le motus initialitis, le film de plastique bloque dans l’instant le mouvement de la prise, figeant le système dissipatif des accidents de surface dans sa spontanéité dynamique et la matière dans sa liberté.

 

D’une Lame à l’autre les variations sont infinies parce que, comme chez Héraclite, rien ne se produit jamais deux fois. Les configurations les plus imprévues et les plus complexes dans la concentration ou la dispersion des alvéoles, les gerçures, les textures lisses ou granuleuses, laissent fuser une présence, une vie mystérieuse que capte avec légèreté et sensibilité le dur ciment. Toute la mobilité de l’immuable. Et cette présence n’est pas la pseudo-présence d’une image, c’est la présence de la réalité avec sa vie propre. On peut, si l’on veut, voir en surface des figures de champs cosmiques, mais on peut plutôt refuser d’appliquer un code à une réalité foisonnante que ce code ne peut que masquer. L’attitude de neutralité anti-expres- sionniste du sculpteur devrait appeler de la part du spectateur une attitude de pur questionnement qui n’exclut pas l’émotion, bien au contraire.

 

Les bords déchiquetés de la Lame n’ont rien a voir avec ce qui serait l’effet d’une intériorité tourmentée mais ils ne devraient pas être non plus la cause, même involontaire, d’un regard métaphorisant. Leur « signification » doit simplement coïncider avec la réalité physique.

 

Sans doute sera-t-on surpris de savoir que l’artiste n’a utilisé sur aucune pièce le moindre vernis, la moindre cire. Les effets de glaçage ou de brunissage tout comme l’infinie douceur des surfaces ne sont que des phénomènes de contact avec le film plastique, comme le glaçage des photographies un phénomène de contact avec la plaque de verre. La richesse des nuances, du blanc au brun, pas plus que la répartition des couleurs ne sauraient non plus rien avoir d’arbitraire. Elles sont aussi indiscutables que celles d’un tronc de platane par exemple. Altérations de la matière. Traces de mouvements pâteux. Accidents de pétrification. La couleur, consubstantielle au matériau ne saurait être une qualité ajoutée.

 

Touchée par un vent du Nord, la harpe de David s’était mise une nuit à chanter seule. Elle chanta comme l’eût fait David mais plus librement : il n’est pas légitime d’évaluer la part du créateur dans sa création. Il en porte l’intégrale responsabilité. L’effacement du moi permet ici un libre cours. De Soria en organisant aux choses-mêmes leur espace de signification n’ouvre-t-elle pas à la sculpture une nouvelle voie où s’abolit la redondance entre le matériau et la chose sculptée ?

« La beauté, dit Schelling, est la présentation finie de l’infini. » Il vaut mieux ne pas demander à l’artiste de fournir l’infini. Qu’il nous suffise de poser à chacune de ces Lames et Contre-lames une question ancienne : « Sentinelle que sais-tu.de la nuit ? ».

 

Maurice Benhamou,

Septembre 1985.